Un bon repas à table : c’est un plaisir cher à de nombreux Français. Avec la crise, le repas s’est érigé en moment privilégié, une « valeur refuge » en hausse de 7 points par rapport à l’année précédente, nous enseigne un sondage Ipsos.
Aujourd’hui plus qu’avant, ces repas, majoritairement pris à domicile, sont un « moment de partage et de convivialité́ (72 %) et une source de plaisir à̀ laquelle les Français sont très attachés (66 %) ». Le sondage révèle que le « bien-manger » est une tendance qui se confirme : les personnes interrogées disent faire attention à ce qu’elles mangent ; elles souhaitent se faire plaisir à table (95 %) mais veulent aussi privilégier la qualité et la variété́ (92 %). Le flexitarisme, défini comme le fait de « manger de tout, y compris de la viande et du poisson, en quantité́ raisonnable et en se souciant de leur mode de production », gagne en notoriété. Comment évoluent les tendances alimentaires des Français ? Quel impact la crise a-t-elle eu sur notre rapport aux repas ?
Les réponses de Jean-Pierre Poulain, sociologue de l’alimentation.
Jean-Pierre Poulain. Ce qui est sûr, c’est que le confinement a rapatrié beaucoup de repas à la maison. Normalement, 20 % des repas sont pris à l’extérieur (cantine, resto…). Mais avec les mesures de restriction, le repas a réintégré le domicile. Par ailleurs, le stress et les inquiétudes engendrés par cette épidémie ont accru la valeur refuge autour du foyer, et donc du repas. Mais il faut aussi nuancer tout ça. Beaucoup de personnes ont dû réapprendre à manger à la maison, ce qui implique de construire des décisions en commun (que mange-t-on ce matin, mais aussi ce midi, ce soir ?). Ce sont autant d’éléments à réguler, qui ont pu être source de tensions au sein du foyer. Donc oui, le confinement a eu un effet positif sur le repas en tant que valeur refuge, mais ce n’est pas toujours le cas.
Jean-Pierre Poulain. Complètement. Le sondage montre que le repas apparaît comme lieu de socialisation et de partage. Mais on a tendance à regarder cela par le prisme du milieu dans lequel on vit. La crise sanitaire a propulsé un million de personnes sous le seuil de pauvreté et il y a eu des tensions très fortes autour du budget alimentaire : celui des adultes, qui ne vont plus à la cantine d’entreprise et celui des enfants, pour qui préparer à manger à la maison revient beaucoup plus cher (d’autant que les dispositifs d’aide ont été supprimés avec les fermetures de cantines). Du coup, pour les ménages à faibles ressources, c’est la double peine. Pour beaucoup, le repas apparaît plutôt comme une source de stress supplémentaire.
Jean-Pierre Poulain. Ce qui apparaît, c’est que le flexitarisme, tout comme le véganisme, ont effectivement gagné en notoriété, que les représentations ont évolué. Avant, le végétarien, c’était l’idiot du village ou l’écolo du Larzac ; il y avait une dimension d’opposition à l’organisation dans l’après-1968. Il y a encore quelques années en France, les végétariens évitaient de le crier sur les toits, de peur d’être jugés. Aujourd’hui, ça a changé. Il y a de plus en plus de sympathisants, mais aussi, en parallèle, une demande accrue pour une viande de qualité, issue de pratiques responsables et d’élevages de taille raisonnable. La chosification de l’animal réduit à sa dimension productiviste entre en conflit avec les idéaux des consommateurs, et les pousse à la modération. Mais bon, quand j’ai travaillé sur ces notions, j’ai pu constater sur le terrain que beaucoup de flexitaristes mangeaient dans les faits beaucoup de viande.
Jean-Pierre Poulain. Oui, et là aussi, une analyse plus fine permet de voir que ces notions varient avec l’échelle sociale. Le flexitarisme, c’est plutôt les femmes, et plutôt les classes moyennes éduquées. Il y a beaucoup de groupes sociaux dans lesquels manger de la viande est un signe de bien-être et d’aisance. La viande reste un marqueur social ; dans de nombreux foyers, ne pas avoir de viande à table, cela signifie ne pas être à l’aise, financièrement parlant.